Le Soir:
Dimanche 26 Décembre 2004 “On se retrouve au Petit-Montagnard”, me dit Omar Fetmouche au téléphone. A travers les grésillements du portable, mon embarras est passé. “Tu demandes. Tout le monde connaît”. C’est donc ça, la rue principale de Bordj-Menaël : un champ de ruines ? De part et d’autre de la chaussée, la rue porte les stigmates du séisme du 21 mai. «Vert en bas, rouge en haut», déplore Omar. Les commerçants, en désespoir de cause, sont revenus occuper leurs échoppes sur lesquelles les experts ont apposé des signes à la peinture rouge classant les bâtisses comme candidates à la démolition.
Mais elles sont non seulement pas démolies, mais il n’est même pas question, pour le moment, de reloger les commerçants. Alors, sans demander rien à personne, ils sont revenus. Jusqu’à l’UGTA qui continue à squatter un bâtiment à moitié effondré. Il y a quelque chose de tragiquement surréaliste dans cette plaque informant de la localisation de l’UGTA, placée de guingois entre deux blocs de pierre détachés de la façade. Une balade dans le centre-ville, c’est une virée dans une ville-témoin. En effet, on a l’impression que c’est toute une ville qui a été laissée à l’état de débris comme par souci pédagogique consistant à montrer de quelle force de destruction est capable un séisme. Mais une loi naturelle est aujourd’hui bien connue : ce n’est pas le séisme en soi qui est destructeur. C’est l’incompétence des hommes. Le Stella, cette salle mythique que Omar Fetmouche et sa bande de copains qui ont enraciné une tradition théâtrale solide dans une ville des passages ont choisie comme lieu d’élection, n’a pas été épargnée. L’intérieur est un amas de ruines, au milieu desquelles s’affairent les ouvriers. La façade qui donne sur la rue tient debout, avec ses plaques, celle qui annonce l’inauguration du théâtre en 1999 et celle qui donne le nouveau nom du lieu : théâtre Sindjab (l’écureuil). Omar Fetmouche, dont le nom est désormais lié à la ville, est un homme qui a su marier ses deux passions : le théâtre et Bordj-Menaël.
Théâtres de Fetmouche
Mon père est “descendu” de Tafoughalt, en Grande-Kabylie, dans les années 1940, comme beaucoup de familles menaïlias», dit Omar pour appuyer que 80% de la population de la ville est kabyle, «surtout les commerçants». Collégien, Omar est enclin au théâtre. Ce penchant adolescent est boosté par des profs et, aussi, par le climat culturel de la ville en ce début des années 1970. Le ciné-club Révolution dissèque les messages subliminaux des films de Jancso au cinéma El Djamal. Dans la cave du Rond-Point, le café culturel du coin, l’orchestre répète une synthèse de tous les genres musicaux algériens. Dans la même cave et, parfois, chez Papa, au Petit-Montagnard, des conférences suscitent des débats enflammés. On refait le monde, dans tous les sens. On dresse des plans sur toutes les comètes. Le petit Omar baigne là-dedans, dans ces eaux bouillonnantes de la création qui ne submergent pas une ville comme piquée par la mouche tsé-tsé. Le moment ténu, interstitiel, qui verra Omar Fetmouche balancer dans le théâtre, céder à cette passion qui le dévore, c’est cette soirée de 1972 où Kateb Yacine et sa troupe sont venus donner Mohammed, prends sa valise. Il a vu la pièce, passe une soirée avec Kateb et sa troupe, et, depuis lors, plus rien n’est comme avant. Pour Omar, d’abord, pour Bordj-Menaël, ensuite. Il se lance dans le théâtre à corps perdu. Il rassemble des copains et, à partir de 1976, Bordj carbure au théâtre. Omar Fetmouche, heureux, marie donc ses deux passions. Il exporte de Bordj Menaël une image de ville vissée côté cour et côté jardin, ce qu’elle était loin d’être avant lui, et fait venir dans la cité un festival régional à saison fixe, sans compter tout ce qui peut se créer comme pièces dans le pays. Au point où, comme le dit Mohamed Agueniou, son ancien instituteur et néanmoins pivot de l’édifice culturel menaili depuis l’indépendance, «Bordj et Fetmouche ne font qu’un dans la presse». Pour une fois que ce n’est pas un joueur de foot mais un homme de théâtre qui incarne une ville, on ne va pas se plaindre. Le Petit-Montagnard Papa, le maître de céans, trône sur un passé prestigieux et deux salles. Celle dans laquelle on pénètre est encombrée de pâtisseries à la crème, qui font la joie des passants. Autrefois, tout ce que la ville recevait comme invités de marque venait déguster le café, les pâtisseries et la sagesse de Papa. Hamani, le boxeur, et Alain Delon y ont fait une halte. Kateb Yacine aimait s’y attabler. Tahar Djaout ne venait jamais à Bordj-Menaël sans y siroter son ness-ness. Mais au lieu de punaiser aux murs les photos de ses invités de marque comme dans les cafés ordinaires, Papa les tapisse de proverbes et dictons manuscrits. “Toute méchanceté vient de la faiblesse”, lit-on juste en levant le nez de sa tasse. On peut aussi méditer sur ceci : “Le cri du pauvre monte jusqu’à Dieu mais n’arrive pas à l’oreille de l’homme”. Ou encore : “Le maître qui tente d’instruire sans inspirer le goût de l’instruction est un forgeron qui bat le fer à froid “. Commentaire de Mohamed Agueniou, qui a passé sa vie dans l’enseignement : “C’est une belle chose là, que je ne connaissais pas”. Mohammed Agueniou est une autre figure de la ville. Depuis l’indépendance, il est partout où ça bouge. Il a participé à l’orchestre local en tant que chanteur kabyle, au Ciné-Club. La troupe de Fetmouche et ses camarades l’a toujours trouvé à ses côtés, y compris lorsqu’il assumait des mandats électoraux à l’APC de Bordj-Menaël. Il est joueur à la JSBM de 1963 à 1973. «C’était une époque où on jouait pour le plaisir du foot, dit-il. D’ailleurs, on payait notre cotisation». Autour de cette table du Petit-Montagnard, en compagnie de Omar et de Ahcène, un compagnon du théâtre de la première heure, nous évoquons Bordj. Son histoire. Ses figures. Les repères qui lui donneraient une cohésion. “Les repères sont presque tous tombés”, dit Omar. Mais il a trop de modestie pour ajouter qu’il y’en a encore deux, autour de cette table. Lui-même, Omar Fetmouche, et l’humble Mohamed Agueniou. Mais il est vrai que les repères physiques qui balisaient la ville sont à terre. La pâtisserie Kaïdi, à laquelle s’arrêtaient les passagers pour la Kabylie qui traversaient obligatoirement Menaël avant que la voie rapide ne soit construite, est aujourd’hui un creux entre deux immeubles. La salle des fêtes — “la plus belle d’Algérie”, s’enorgueillit Fetmouche —, transformée par je ne sais plus quel maire inspiré en Monoprix, a été achevée par le séisme. C’est aujourd’hui une plate-forme de béton, bordée de ruines et d’ordures entre lesquelles des étals de marchands ambulants ont l'air d'une survivance d'un monde qui fut dans ses rails. "La population est, ici, furieuse contre les journalistes", me dit Ahcène. Ces propos sont un commentaire de la colère exprimée par un commerçant en me voyant prendre une photo. "Photographiez nos ordures et les ruines", crie-t-il. Avec pus de 300 morts, Bordj-Menaël a été, semble-t- il, ignorée par les médias, donc par les autorités. Voilà pourquoi, encore une fois, le journaliste sert de bouc émissaire.
Le banjo de Rabah
A l'autre bout de la ville, le quartier s'appelle l'Oasis. La gargote de Rabah, c’est "Le Bon-Coin". La rue est encombrée d'engins. La boue est telle qu'elle retient vos chaussures. "Je l'ai appelé juste comme ça, sourit Rabah. En réalité, c'est pas vraiment un bon coin." La cinquantaine joviale, Rabah est président de l'association Hadj Menouar "un gars qui était du coin". Rabah est un fou de châabi, canal historique. Il ne jure que par "Amar " (Ezzahi). Il raconte son voyage dans le châabi, ici. Il a de la nostalgie pour l'époque bénie où on se produisait en pantalon noir, chemise blanche et nœud papillon rouge, les cheveux gominés. C'était, se souvient-il, un temps où les choses avaient un sens. Il raconte ses rencontres, et c'est toujours des histoires de musique. L'une des plus importantes, c'est Cherchem, qui donna des cours par ici. Puis, comme pour joindre la musique à la parole, Rabah va dans les cuisines de sa gargote et revient avec un banjo. Pendant un quart d'heure au goût sublime d'éternité, il enchaîne les touchias. La cité HLM, jouxtant "Le Bon-Coin", est une assiette vide. Il n'en reste plus rien. Les immeubles sont tombés sur les habitants. 90 morts, rien que là. On remonte vers le lacis des ruelles de la ville. Qu'y a-t-il à visiter à Bordj-Menaël? Qu'y a-t-il à en dire? A en dire, d'abord.
Ville de Kabylie
Je pose la question à Omar Fetmouche. "Est-ce que cela te choque que je démarre un reportage sur la Kabylie à partir d'ici? Omar répond par une autre question : "Je voulais te demander justement pourquoi tu démarres d'ici?". Il est incontestable que Bordj-Mena est une ville kabyle même si elle est un peu, aujourd'hui, une sorte de frontière linguistique avec le kabyle dans une rue et l'arabe dans l'autre. Mais qu’elle fut totale kabyle, c'est sûr. Il n'est que de voir les tableaux de Calvaux, exposés à la salle des délibérations de la mairie, montrant le marché de Bordj-Menaël dans les années 1930 : on est bien en pays kabyle. Que Bordj-Menaël ait été organiquement amputée de la wilaya de Grande Kabylie pour être rattachée à la wilaya de Boumerdès créée à la faveur d’un découpage destiné à morceler la Kabylie, est un fait qui parle de lui-même. C'est injustement que Bordj-Menaël a écopé de l'étiquette 15,5, au lendemain du Printemps berbère de 1980. Cela stigmatisait la ville dans son manque de solidarité avec le mouvement de Kabylie. Mais autant Omar Fetmouche que Mohamed Agueniou tiennent à relativiser. Il y a une bonne partie de la population qui était pour le mouvement. Une autre, contre. Normal. Une action de solidarité devait partir de la Maison de jeunes. Mais cette dernière a été occupée alors par les CNS. Fin. Mais, en 1981, interdite à Tizi-Ouzou, la troupe de théâtre Issoulas est venue donner ici l'adaptation faite par Mohya de L'exception et la règle de Brecht. C'est la revanche des planches.
Qu'y a-t-il à dire d'autre?
Bordj-Menaël, le Fort-des-Cavaliers : le nom même du comptoir renverrait à la Numidie. L'histoire s'est déposée progressivement, au point de faire d'une route, d'un passage, une cité douée de sa propre personnalité. Le métissage l'a prémuni, du moins en partie, du délire obscurantiste. "Ce qui est à Sid-Ali-Bounab et que tout le monde sait, n'est pas arrivé ici", constate Omar. Que visiter? La Maison de jeunes, me suggère Ahcène. Bien tombés : il y a une après-midi culturelle et récréative. Une caravane de wilaya y fait étape. La salle de spectacles est bondée de jeunes enthousiastes. Une pièce démarre dans le brouhaha. Ce sont les adhérents de la maison de jeunes de Si-Mustapha qui jouent la Source, une pièce écrite pour eux par leur directeur, Azzedine Daïd. Le coryphée entre en scène, en fait le parquet dallé de la salle. Il est pieds nus. Il dit : "Nous sommes venus du réel. C'est avec notre histoire que nous venons à vous". Le chœur reprend : "Nous sommes venus du réel...". Les rideaux rouges de la salle donnent un air kitsch à l'ensemble. Quelques comédiennes portent le hidjab. Une chorégraphie s'esquisse parfois, sur fond de musique asiatique " qui évoque le ruissellement de l'eau", dit Azzedine. Place au hip-hop. Casquette de travers, survêtement, les jeunes de Bordj-Menaël dansent comme de beaux petits diables au grand ravissement de la salle. "Passez-moi une chaise", me demande une adolescente voilée. Je m’exécute. Elle se juche dessus pour voir par-dessus les épaules des autres.
A.M.