La confédération des Iflisen Umellil

Dans une entrevue à Radio-Canada.ca, Fayçal Métaoui, journaliste au quotidien francophone El Watan, se garde de confiner les récents troubles en Algérie dans des « émeutes de la faim ». Il parle d'une explosion prévisible et d'un pouvoir sourd aux clameurs de la population.

On évoque beaucoup la hausse des produits de première nécessité pour expliquer les émeutes en Algérie. S'agit-il, selon vous, d'un mécontentement circonstanciel ou de l'expression de frustrations longtemps refoulées et accumulées?

Cette explosion sociale était prévue depuis longtemps tant la crise de confiance entre la population et le pouvoir est profonde. La qualification de l'équipe algérienne de football au Mondial sud-africain [de soccer], en juin 2010, a permis « d'anesthésier » la douleur et de reporter la révolte. Les jeunes sont complètement marginalisés par une classe politique vieillissante, en rupture avec la société.

Le pouvoir de Abdelaziz Bouteflika et de ceux qui le soutiennent au sein de l'armée a évacué tout débat sur le renouvellement des élites. L'écart est tellement grand qu'aucune possibilité de dialogue n'est offerte. Aussi, ne reste-t-il probablement à ce système que de partir en douceur. S'il le peut.

Doit-on en conclure que le système est complètement discrédité aujourd'hui par la population?La société ne se sent pas représentée. Le Parlement, avec ses deux chambres, ne prend aucune initiative pour contrer l'action du gouvernement ou demander des comptes. Les députés et les sénateurs se contentent de jouir de larges privilèges. Au niveau local, la corruption a pris de l'ampleur alimentée par les différents plans d'équipements publics engagés depuis cinq ans et par la bureaucratie. Il n'existe aucun mécanisme efficace pour contrôler les dépenses publiques.

La Cour des comptes a été réduite à une coquille vide. Les scandales qui ont éclaté à la Sonatrach [l'entreprise publique pétrolière du pays] est la preuve que les malversations ont atteint un niveau inquiétant. Malgré les importantes réserves de changes, estimées à 155 milliards de dollars fin 2010, les autorités n'arrivent ni à relancer correctement la machine économique ni à acheter la paix sociale. La carence de la transparence et l'absence de libertés démocratiques font qu'aucune réforme économique ne peut réussir. L'efficacité économique a besoin de libertés politiques pour durer et pour garantir le développement.

La crise algérienne semble profonde et ne date pas d'aujourd'hui. Quelle est la part du président Abdelaziz Bouteflika dans la détérioration de la situation?

Abdelaziz Bouteflika, qui a multiplié ses absences, n'a pas réussi à introduire des changements qu'il faut. Il s'est contenté de « gérer » les équilibres sans brusquer l'ordre des choses. Soutenu par des milieux affairistes, réfractaires aux ouvertures sur la société et le reste du monde, il s'est adapté en croyant avoir choisi le bon chemin.

Il n'a pas levé l'état d'urgence, en vigueur dans le pays depuis 1992. Il a renforcé le verrouillage politique en adoptant des lois liberticides. Il a refusé d'ouvrir le champ audiovisuel, comme il a rejeté toute idée de succession pacifique au pouvoir en amendant la Constitution pour se maintenir à la présidence de la République.

En 11 ans, il a changé dix fois le gouvernement, introduisant l'instabilité institutionnelle dans le pays. Il a bloqué l'agrément des partis et des syndicats comme il a tenté de domestiquer la presse. Il n'a rien fait pour régler la question des disparitions forcées [ plus de 10 000 personnes sont portées disparues depuis le début des années 1990 ] et a mis des blocages devant la quête de vérité et de justice dans le processus de réconciliation nationale qu'il a engagé à la demande des militaires.

Après deux mandats et demi, Boutefllika, présent sur la scène politique depuis 50 ans, a échoué de faire sortir l'Algérie de l'archaïsme et du bricolage. Sa politique extérieure est désastreuse alors que ses choix économiques sont souvent mal étudiés. Boutefllika refuse de se remettre en cause croyant avoir tout compris, tout vu, tout entendu. Des erreurs fatales...

Les jeunes sont aux premières lignes de ces émeutes. Pourquoi, d'après vous?

Leurs cris n'ont jamais été entendus. Les jeunes quittent le pays en masse par embarcations de fortune pour rejoindre l'Europe en quête de vie meilleure. Les « harragas » [ceux qui brûlent les frontières] sont considérés comme des « criminels » par leur propre pays, car, une fois interpellés par les garde-côtes, ils sont jugés et mis en prison.

Des prisons surpeuplées par des jeunes majoritaires dans le pays, les jeunes ne sont représentés nulle part. Ils sont méprisés et réduits à de « simples consommateurs de drogue » ou à défaut des brigands. Les services de sécurité, qui refusent de se moderniser, de changer leurs méthodes et de s'ouvrir sur la société, continuent de voir avec suspicion les jeunes. Le rapport conflictuel qu'ils entretiennent avec eux a accéléré la cassure et alimenté la révolte.

Le ministre de l'Intérieur, Daho Ould Kablia, 76 ans, a qualifié dernièrement les émeutiers du 5 janvier de « hors-la-loi ». Un terme qui se passe de commentaire.

L'Algérie est l'un des pays les plus riches de la région. Comment expliquez-vous que la situation sociale soit si dégradée au pays?

Il y a une mauvaise distribution des richesses dans le pays. Le pouvoir monopolise tout et refuse de rendre des comptes à la population. Il dépense à tout va sans penser aux générations futures. Les salaires sont bas et les élites, universitaires, médecins, journalistes, artistes, chercheurs, sont mis à l'écart. Ils sont socialement et politiquement méprisés.

Le pays manque de vision économique stratégique. Et l'argent du pétrole et du gaz ne va pas là où il le faut. Il est vrai que des projets structurants courageux sont lancés (autoroute Est-Ouest, chemins de fer, barrages, ponts), mais ils ne sont pas mis dans un plan d'ensemble de développement du pays. L'économique est trop étouffé par le politique en Algérie. Et le système rentier résiste toujours à l'effort de changement.

Le pouvoir algérien a mis plusieurs jours avant de réagir en tentant de juguler la hausse des prix de certains produits alimentaires. Comment expliquez-vous cette attitude?

Ce silence peut être justifié par le mépris. Le gouvernement s'est contenté de prendre des dispositions économiques et fiscales pour freiner l'augmentation des prix du sucre et des huiles végétales. Une manière de réduire un vaste mouvement de contestation à une simple émeute de « la faim ».

Cette réaction suffit, à elle seule, de montrer à quel point le pouvoir algérien est sourd aux clameurs de la population. Le président Abdelaziz Bouteflika et le premier ministre Ahmed Ouyahia se croient à tort au-dessus de la mêlée, alors qu'ils sont responsables devant les Algériens. Mais à qui doivent-ils rendre des comptes? À personne.

Le pays fonctionne sans contre-pouvoir. Du coup, l'Algérie tourne dans le vide. Jusqu'à quand? Nous n'avons pas de réponse. La peur que la violence devienne un moyen d'arbitrage politique est si présente dans les esprits qu'il devient hasardeux de prévoir ce que sera l'Algérie dans cinq ans.

Entrevue réalisée par Ahmed Kouaou